Supplément

Section 3: KUKI Shuzo, de Paris à Edo

Le philosophe KUKI Shuzo (1888-1941) entama un voyage d'études en Europe avec son épouse en octobre 1921 (an 10 de l'ère Taisho). Il reçut l'enseignement d'Heinrich Rickert (1863-1936) et de Martin Heidegger (1889-1976) en Allemagne puis d'Henri Bergson (1859-1941) en France. Ce voyage dura plus de 7 ans jusqu'à son retour en janvier 1929 (an 4 de l'ère Showa). Le Japon des années 1920 se trouvait dans une situation économique relativement plus favorable que celle de l'Europe sortie fatiguée de la Première Guerre mondiale, ce qui en faisait une époque idéale pour les voyages d'études. À Paris, KUKI employa Jean-Paul Sartre (1905-1980), encore étudiant, pour lui donner des cours particuliers de français. Il laissera une note à son propos, Sarutoru-shi (« M. Sartre »), à présent conservée dans la collection de ses œuvres rassemblée par l'université Konan. Certains avançent d'ailleurs que c'est par l'intermédiaire de KUKI que Sartre fut exposé pour la première fois au nouveau courant philosophique allemand qu'était la phénoménologie. KUKI, recruté par l'université impériale de Kyoto pour enseigner la philosophie française, fit escale à Washington sur le chemin du retour afin de rendre visite à Paul Claudel, devenu ambasadeur de France aux États-Unis.

la première page de Pari shinkei

KUKI Shuzō, Pari shinkei, Kamoshorin, 1942 [911.56-Ku779p] Collections numérisées Pari shinkei

De 1925 (an 14 de l'ère Taisho) à 1927 (an 2 de l'ère Showa), KUKI Shuzo envoya sous différents noms de plume (S.K, KOMORI Shikazo) de nombreux poèmes à la revue Myōjō, deuxième du nom, dirigée par YOSANO Tekkan (1873-1935). On dit qu'à l'époque où il enseignait à l'université impériale de Kyoto, KUKI s'y rendait en pousse-pousse depuis Gion, quartier célèbres pour ses geishas. Son goût pour les choses mondaines était déjà bien affirmé du temps de son séjour à Paris et l'on lui connaît ainsi quelques vers galants tels que : « Les cheveux blonds que tu recoiffes sont éclairés par la lumière, quelle atmosphère heureuse dans cette chambre ! » et « Sous la lumière pâle de la lune un soir de printemps, je marche à l'ombre des acacias avec la femme d'un autre ». Le présent ouvrage est un recueil de ces poèmes rassemblés et édités après sa mort par le philosophe AMANO Teiyu (1884-1980) et illustrés par l'historien d'art KOJIMA Kikuo (1887-1950), tous deux proches de KUKI. AMANO loua le philosophe de la sorte : « Chose curieuse, cet adepte de l'analyse, rigoureux et tranchant, n'en possédait pas moins un esprit particulièrement artistique ». L'ouvrage Nihonshi no Ōin (lit. « La rime dans la poésie japonaise ») écrit par KUKI vers la fin de sa vie inclut comme exemples certains des poèmes qu'il écrivit à Paris.

le couvercle d'Iki no kōzō

KUKI Shuzō, "Iki" no kōzō, Iwanami shoten, 1930 [609-110] Collections numérisées Iki no kōzō

Le présent ouvrage de KUKI Shuzo est célèbre pour être le résultat d'un travail laborieux se proposant de faire la lumière sur la structure mentale des Japonais grâce aux méthodes de l'herméneutique étudiées auprès de Martin Heidegger. Cet ouvrage analyse à travers la culture de l'époque d'Edo la notion d'« iki », qui représente une disposition mentale particulière aux Japonais. Œuvre majeure de la philosophie japonaise également disponible en français, elle se base sur un brouillon écrit pendant le séjour à Paris du philosophe et intitulé Iki no Honshitsu (lit. « L'Essence de l'iki »). Sur une note rédigée sur le bateau qui le reconduisait au Japon, KUKI remarqua : « C'est en habitant en Europe pendant 7 ans que je me suis rendu compte pour la première fois de la beauté de la culture du Japon ». Ainsi, on peut dire que, d'une manière paradoxale, son expérience européenne le mena vers Edo.
KUKI définit l'iki comme « un charme érotique (disposition à plaire), vigoureux (courage) et raffiné (résignation) » et l'analyse selon son degré d'expression dans la nature ou les arts. Il cite comme couleur représentative de l'iki le beige, auquel il consacra un poème où il l'associa à son affection pour sa mère dans Pari Shinkei (« J'entends dire que la couleur beige que ma mère aimait tant est à présent à la mode, je ne sais pourquoi cela me rappelle de bons souvenirs »). La mère de KUKI, Hatsuko (1860-1931), eut une relation adultère avec OKAKURA Tenshin (1862-1913) alors qu'elle était enceinte. Souffrant par la suite de troubles psychiatriques, elle sera internée dans un établissement spécialisé mais KUKI continuera toute sa vie à être attaché à elle.

la première page d'Edo geijutsu ron

NAGAI Kafū, Edo geijutsu ron, Shun'yōdō, 1920 [391-67] Collections numérisées Edo geijutsu ron

15 ans avant KUKI Shuzo, un autre intellectuel fut déjà conduit à une réflexion sur Edo par le biais de son passage en France : NAGAI Kafu (1879-1959). Kafu séjourna près d'un an en France, de 1907 à 1908, principalement comme employé de la branche lyonnaise de la Yokohama Specie Bank. À son retour, il publia Furansu Monogatari (lit. « Contes de France »), qui souffla un vent nouveau sur les cercles littéraires japonais. En 1911, assistant au passage d'une voiture à cheval transportant les condamnés dans l'affaire de la Haute trahison contre l'empereur, Kafu eut honte de ne pas avoir le courage d'Émile Zola (1840-1902), forcé à l'exil pour son intervention dans l'affaire Dreyfus. Suite à cette réalisation, il ne se considéra plus comme un homme de lettres mais comme un héritier de la tradition des « gesakusha » (auteurs de contes populaires) d'Edo, des « hommes du peuple traités comme des chiens » par un régime « despotique ». Ainsi, il se découvrit un intérêt nouveau pour cette époque et commença à parcourir les vestiges de l'époque et à accumuler les estampes d'ukiyo-e (les « images du monde flottant »). En 1920 (an 9 de l'ère Taisho), il publia le présent ouvrage, un essai sur cette forme d'art. Il y affirme qu'après son retour de France, il éprouva de la nostalgie pour l'esprit d'Edo disparaissant peu à peu et que cette nostalgie l'amena à songer au passé à travers le monde des ukiyo-e. Se reposant sur les études à leur sujet effectuées notamment par Edmond de Goncourt, il traite des œuvres d'artistes tels que Harunobu, Utamaro, Hokusai et Hiroshige.