Supplément

Section 4: Autour des Souvenirs entomologiques

Les Souvenirs entomologiques de Jean-Henri Fabre (1823-1915) sont très probablement plus connus au Japon qu'en France. C'est l'activiste social et militant chrétien KAGAWA Toyohiko (1888-1960) qui fut le premier à introduire le travail de Fabre au Japon en 1919 (an 8 de l'ère Taisho). Un peu plus tard, à partir de 1922, l'anarchiste OSUGI Sakae (1885-1923) se consacra à la traduction de cette œuvre. Dans les milieux intellectuels de Meiji, la tendance était à mettre en avant la théorie de l'évolution, avec notamment des hommes tels que KATO Hiroyuki (1836-1916) et OKA Asajiro (1868-1944). Cependant, de nouveaux acteurs ayant fait leur entrée durant l'ère Taisho, parmi lesquels KAGAWA et OSUGI, influencés par l'ouvrage Entraide, un facteur de l'évolution de Pierre Kropotkine (1842-1921), se montrèrent critique envers cette théorie de la lutte pour l'existence. La traduction d'OSUGI fit découvrir le principe de l'entraide à travers le comportement instinctif des insectes rendus vivants par les descriptions de Fabre et devint une critique de la société capitaliste reposant sur le principe de la compétition. Nombreux, parmi les traducteurs des Souvenirs entomologiques, étaient des penseurs qui menèrent une réflexion sur la relation entre la société moderne et l'individu, comme par exemple KIDA Minoru (de son vrai nom YAMADA Yoshihiko, 1895-1975) qui fut l'élève de Marcel Mauss (1872-1950).

la première page de Konchūki

Jean Henri Fabre, ŌSUGI Sakae et SHIINA Sonoji (Tr.), Konchūki, Sōbunkaku, 1922-1926 [385-207] Collections numérisées Konchūki

OSUGI Sakae, originaire d'une famille de militaires, entra un temps dans l'École des cadets de l'armée de terre jusqu'à son expulsion pour une bagarre avec un camarade. Il entra par la suite au département des études françaises de l'École (aujourd'hui Université) des études étrangères de Tokyo, puis, poussé par KOTOKU Shusui (1871-1911) du journal Heimin Shinbun[WB43-71], fit ses premiers pas dans le monde de l'activisme social à l'occasion de l'Incident du village de Yanaka. Il reprit lui-même en main le mouvement après l'exécution de KOTOKU, impliqué dans la tentative d'assassinat de l'empereur connue sous le nom d'affaire de la Haute trahison. Mettant en place le principe « une arrestation, une langue », il décida d'apprendre une nouvelle langue à chacun de ses emprisonnements, gagnant sa vie par ses traductions et ses écrits. En 1919 (an 8 de l'ère Taisho), alors détenu à la prison de Toyotama pour agression physique sur un policier, OSUGI lut une version anglaise abrégée des Souvenirs entomologiques et devint déterminé à en faire la traduction. Il prit pour texte original la version française illustrée sortie la même année et obtint d'être publié par la maison d'édition Sobunkaku. Dans la préface, il exprime son admiration pour l'observation scrupuleuse du bousier de l'espèce Scarabaeus typhon effectuée par Fabre, probablement car cela ne fut pas sans lui rappeler sa propre doctrine de « L'expansion de la vie », plaçant l'individualité et la liberté avant tout. OSUGI traduisit également De l'origine des espèces de Charles Darwin (1809-1882).

la première page de Nihon dasshutsuki et un portrait d'Osugi Sakae avec sa fille Mako

ŌSUGI Sakae, Nihon dasshutsuki, Arusu, 1923 [514-185] Collections numérisées Nihon dasshutsuki

En 1922 (an 11 de l'ère Taisho), muni d'un faux passeport, OSUGI Sakae se rendit en France après une escale à Shanghai, plus précisément dans le quartier prolétaire de Paris afin de se préparer au grand rassemblement anarchiste internationale prévu pour l'année suivante à Berlin. Le Paris qu'OSUGI découvrit durant son séjour, passé dans une chambre sans lumière électrique ni toilettes, était en retard sur le Japon au niveau du confort de vie. En mai 1923, son discours impromptu lors de la journée des travailleurs lui vaudra d'être arrêté et détenu provisoirement à la prison de la Santé avant un rapatriement forcé au Japon.
Le présent document, qui retrace cette expérience, fut la dernière œuvre d'OSUGI, ignoblement exécuté avec sa compagne ITO Noe (1895-1923) en septembre de la même année au cours de ce qui sera connu sous le nom d'incident d'Amakasu, pendant le chaos qui fit suite au grand séisme du Kanto. L'éditeur de l'ouvrage, Arusu, était dirigé par KITAHARA Tetsuo (1887-1957), le frère cadet de Hakushu (1885-1942), et connu pour ses reliures de toute beauté. Sur la page de garde fut imprimée une copie de l'ordre de rapatriement émis par les autorités françaises, et l'on trouve en frontispice une photo d'OSUGI tenant dans ses bras sa fille Mako (1917-1968). Plus loin, on peut lire un poème commençant de la sorte : « Mako, Mako / Papa est maintenant / dans la célèbre / prison de la Santé à Paris. »

la première page de Kagaku no shijin

Georges Victor Legros, SHIINA Sonoji (Tr.), Kagaku no shijin, Sōbunkaku, 1925 [544-128] Collections numérisées Kagaku no shijin

Après la mort d'OSUGI Sakae, la traduction des Souvenirs entomologiques publiée par Sobunkaku fut reprise par SHIINA Sonoji (1887-1962). SHIINA était alors enseignant à l'université Waseda, de retour de France après y avoir fondé une famille. Entretenant des relations amicales avec ISHIKAWA Sanshiro (1876-1956), il possédait lui aussi une philosophie proche du courant anarchiste. Il retourna en France en 1927 (an 2 de l'ère Showa), participa à la résistance sous la France occupée puis décéda à Paris en 1962.
Le présent ouvrage est une biographie de Jean-Henri Fabre écrite de son vivant par son élève Georges-Victor Legros (1862- ?). Né dans un village en déclin du sud de la France, Fabre étudia en autodidacte les mathématiques et les sciences naturelles tout en travaillant comme instituteur. Sa méthode d'étude consistant à observer les insectes dans leur habitat naturel était novatrice et d'une exactitude encore jamais vue mais ne fut pas bien accueillie par les milieux scientifiques de l'époque, le forçant à poursuivre ses recherches dans la pauvreté. En dépit de n'avoir jamais accepté la théorie de l'évolution, faute de pouvoir l'examiner, Darwin le loua pour être un « observateur inimitable ». Au Japon, « pays des libellules » pour Judith Gautier, les Souvenirs entomologiques séduisirent un lectorat passionné.

le couvercle de Konchūki 9

Jean Henri Fabre, HAYASHI Tatsuo et YAMADA Yoshihiko (Tr.), Konchūki, Iwanami shoten, 1930-1958 [569-14]

De toutes les traductions complètes des Souvenirs entomologiques, c'est la version publiée par Iwanami Bunko et traduite par HAYASHI Tatsuo (1896-1984) et YAMADA Yoshihiko sur une durée de plus de 20 ans, car interrompue par la guerre, qui connut le plus de réimpressions. HAYASHI est resté en mémoire pour avoir été un partisan du libéralisme au savoir encyclopédique. YAMADA, quant à lui, est mieux connu en tant qu'auteur portant le pseudonyme KIDA Minoru. Élevé par Joseph Cotte (1875-1949), fondateur de l'école de français Athénée Français, KIDA gagna la France en 1934 (an 9 de l'ère Showa) grâce à une bourse du gouvernement français et fit des recherches en anthropologie sous la direction de Marcel Mauss. Notons que parmi ses condisciples figurait l'artiste OKAMOTO Taro (1911-1996). À son retour, il se fit remarquer pour son analyse sur le fondement de la culture japonaise en se basant sur son observation d'un village désolé situé près de sa résidence de Hachioji, dans la préfecture de Tokyo. Sur sa rencontre avec KIDA, HAYASHI dit la chose suivante : « Ce fut le début de ma relation avec ce gentleman plein d'un charme étrange et l'obligation, soudaine, de prendre part moi aussi à la traduction des Souvenirs entomologiques d'Iwanami Bunko. Trois décennies se sont écoulées depuis, et ma relation aussi bien pour le meilleur que pour le pire avec lui, et avec Fabre, n'en finit pas de se poursuivre. »

le couvercle de Dōtoku o inamu mono

KIDA Minoru, Dōtoku o inamu mono, Shinchōsha, 1955 [913.6-Y226d]

Cet ouvrage est un roman autobiographique que KIDA Minoru écrivit à la mort de son maître Joseph Cotte. Fils d'un médecin né sur l'île d'Amami- Oshima, il suivit sa famille à Keelung, Taïwan, où son père prit fonction. Cependant, les conditions de vie particulièrement difficiles mirent sa santé en danger et il dut être transféré à Tokyo. Négligé chez son oncle qui l'hébergeait, KIDA décida de mettre fin à ses jours en se jettant dans la baie de Tokyo. Effrayé, il finit par appeler à l'aide et fut sauvé par Cotte, qui séjournait au monastère trappiste de Hokkaido et enseignait à l'université impériale de Tokyo, et qui était lui aussi tracassé par le traitement qu'il recevait au sein de cette dernière. Cotte se prit de sympathie pour KIDA et se mit à élever le jeune homme, qui grandit ainsi dans un environnement qui le distingua des autres japonais. Il devint d'abord employé puis enseignant de l'école Athénée Français, fondée par Cotte après sa démission de l'université. Plus tard, il se fit remarquer par l'obtention d'une bourse exceptionnelle de la part du gouvernement français à l'âge de 39 ans. Il raconte, dans cette œuvre, la fascination qu'il éprouva pour le paysage du Japon visible depuis le détroit de Kanmon sur le bateau du retour ; la même expérience qui sera vécue par KATO Shuichi (1919-2008) 15 ans plus tard (la route maritime fut empruntée jusqu'aux années 50). À partir de cet instant, l'intérêt de KIDA se porta sur la structure fondamentale de la société japonaise.